CHERCHEUR
D'OR EN
ARIÈGE

Ce matin-là Franck Johannès partit étancher une soif étrange. Il gagna un torrent dans lequel croulaient les montagnes d'Ariège. Le temps frais était au beau fixe. Il s'enfonça jusqu'aux mollets dans l'eau claire. Et il commença à remuer ciel et terre. En quête de poussière.
   
     L''eau fraîche lui chatouille les mollets et il enfonce doucement la batée sous la surface, histoire de délayer le petit tas de gadoue qui repose sur le fond. Elle a vécu, sa batée : la cuvette de métal pointue est piquée, mangée par la rouille, et elle a déjà vu dans sa vie passer pas mal de cailloux. Paul la fait tourner entre ses doigts, à fleur d'eau, et cueille à chaque tour dans la rivière l'équivalent d'une tasse, qui emporte son comptant de terre, de sable et de gravier. Au bout de trois minutes, impassible comme un trou dans une chaussette, il rince le minuscule dépôt qui s'obstine à briller au fond de la batée. De l'or.
  

  
Enfin, des paillettes d'or. Trois minuscules éclats de métal jaune qui se battent en duel avec des cailloux ferreux. La fortune n'est pas au bout de la batée, et le chercheur d'or a moins besoin d'un mulet pour transporter sa fortune que d'une loupe pour l'évaluer. Il arrive qu'on trouve une pépite, grosse comme trois têtes d'épingle, juste récompense pour les centaines de coups de pioche et les dizaines de seaux qui vous ont cassé les reins et vidé la tête. Paul sait tout cela. C'est même lui qui l'apprend -aux autres près de Saint-Girons, dans ce petit coin perdu 'des Pyrénées ariégeoises . Et il adore ça.
 
" La batée, c'est seulement pour la prospection. Lorsqu'on a trouvé le bon coin, on passe à l'exploitation, avec des machines, et c'est là que ça devient intéressant. " Paul, un grand gaillard de vingt-neuf ans qui mâchonne ses fins de phrases, a travaillé un temps comme employé de banque et termine en cours du soir un DUT informatique. C'est surtout le président-fondateur de l'association Oriège, qui rassemble une trentaine d'aficionados dans la France entière. " Je savais depuis toujours qu'il y avait des rivières aurifères en Ariège, j'avais été voir des prospecteurs, par curiosité. Et un beau jour de février 1981, je suis parti avec une pelle et une batée. Et je n'ai jamais arrêté. "
 
I
l fonde l'association en août 1982, et organise des stages un an plus tard. Une trentaine de personnes par saison, ce n'est pas un filon : Paul s'en fout, de toute façon, lui, il prospecte, écrit des articles et prépare une somme sur la question. Parce que les légendes ont la vie dure, et que l'or, on en parle depuis des siècles dans la région. En 1873, au pic de Saint-Barthélemy, un certain comte de Pujol aurait trouvé des pépites de 4 à 200 grammes. Malheureusement, l'endroit s'est perdu... Et les vieux du pays bruissent de belles histoires, et se souviennent, au moment du pastis, des pépites là-haut dans la montagne, il suffisait de se baisser pour en rapporter des poignées. Un vieux monsieur de Saint-Girons fait encore plus fort : il a retrouvé le secret de la pierre philosophale et fait de l'or en ramassant des gravats.

Une bonne centaines de rivières aurifères en France
A première vue, la réalité est un peu plus aride. Les teneurs en or dans les mines de la vallée oscillent entre 0,06 et 6 grammes pour une tonne de cailloux, la plupart des exploitations de cuivre aurifère ont d'ailleurs été épuisées vers le Ie1 siècle de notre ère. Diodore de Sicile (60 avant J.-C.) parle d'une tribu gauloise qui a vécu de son or, et les Romains employaient, selon Pline le Jeune, jusqu'à 20 000 esclaves par district minier. En 1477, les habitants de Pamiers, en Ariège, creusent toujours, jusqu'à ce qu'une ordonnance royale de 1750 impose à tous les chercheurs de vendre le produit de leur sueur à l'État.
  
     Réaumur, assure en 1718. que l'or fait vivre quelques mois les paysans ariégeois, Lahondès jure en 1883 que les orpailleurs sont gens " sans ressources et sans aveu ", qui ne ramassent pas assez de paillettes pour survivre. Enfin, une loi de 1810 sur les propriétaires riverains sonne le glas des prospecteurs rejetés dans
les rivières, et qui meurent à petit

feu les pieds dans l'eau. La fièvre est tombée. Ç'est pourtant là qu'il faut chercher. "Les rivières du sud de la France, ]'Ariège, le Gard et l'Hérault sont les plus riches, assure Paul . Mais une bonne centaine de rivières sont aurifères, en Bretagne, dans le Limousin, il n'y a guère que dans la Seine où c'est zéro. " L'or du Rhin n'est pas un mythe, mais c'est une ascèse.

Les trois stagiaires de Paul, les derniers de la saison, en savent quelque chose. Raymond, quarante-six ans, qui fait de la maintenance informatique que à Bordeaux, est venu à l'orpaillage par la minéralogie. Il avait sa batée depuis une dizaine d'années et assimile la technique avec satisfaction. José tient, lui, d'ordinaire, un café à Tours et pioche avec entrain sous l'œil compatissant de sa femme, qui prend le soleil sur la berge. Enfin, Albert, gérant d'une station-service à Perpignan, avec un accent à couper à la hachette :" Je voulais voir si c'était vrai qu'on trouvait de l'or, on n'aurait rien trouvé je me serais dit, té, c'est de la fantaisie. Mais j'en ai, hé, je me régale. "
   
Le compagnon de l'orpailleur : le seau
La technique est simple. Dans la batée, l'or reste au fond, simplement parce que la nature a pensé à doter le quartz (le sable) d'une densité de 2,5 et l'or de 19. L'astuce, c'est évidement de trouver le bon coin. Le placer. Le placer est une petite plage de cailloux qui affleure dans les rivières en été. Dans le sens du courant, on trouve en tête du placer des cailloux sans sable, puis en aval des galets, de l'or et du fer, puis la même chose sans l'or et, enfin, du sable et du limon. Par exemple, lorsqu'on trouve du fer, du gravier lourd et noir, c'est que l'or n'est pas loin. Un peu plus haut dans la rivière. Alors il faut piocher, dans la courbe de la berge. L'orpailleur remplit son seau, son compagnon de toujours, le passe dans un tamis, et balance les cailloux bien propres dans un coin en attendant ici la construction de la prochaine ligne Maginot.

Plus le prospecteur avance, plus la berge recule. Suffit ensuite 'de rincer le limon dans la batée, avec infiniment de précautions, de peur que l'or se barre, et c'est la fortune, au compte-gouttes. On remonte deux, trois paillettes à chaque fois, il faut quand même compter une petite semaine de travail pour arriver à un gramme. Royalement acheté à 72 % du cours de la Bourse, soit à peu près 60 francs.

La guerre des moquettes
Les plus malins vendent l'or en paillettes dans une mignonne petite fiole de verre, soufflée pour la circonstance, qui amène le gramme à 1 000 francs. Et ça se vend bien. Lorsqu'un coin est riche, on laisse tomber la batée et on passe à la suceuse : un gros aspirateur installé sur un radeau qui crache le sable aurifère sur une rampe de lavage et multiplie le rendement par dix. Grâce à une moquette. En 1973, un orpailleur harassé a eu un trait de génie : la moquette. Une moquette ordinaire, synthétique, un peu dense, qui a la particularité de laisser tomber le sable et de ne garder dans ses plis que le plus précieux : l'or. On lave ensuite la moquette dans un seau et l'on fait une batée de synthèse, miraculeusement riche : 1 gramme par heure si l'on ne chôme pas.

Mieux : l'homme à la moquette a pensé à supprimer tout le travail de terrassement. Pourquoi l'orpailleur se décarcasse-t-il alors qu'il existe un peu partout des sablières qui remuent des tonnes de gravier par jour ? Une sablière moyenne extrait environ 5 000 m3 de sable chaque mois, en mettant une moquette à l'étage final, à l'endroit où le sable est rincé, l'orpailleur astucieux récupère sans fatigue 30 à 100 grammes d'or par mois. On perd encore près de 80 % du métal parce que la moquette ne retient pas tout, mais l'exploitation gagne en rendement ce qu'elle perd en poésie.

Évidemment, ça s'est su. Et c'est là que la guerre des moquettes a commencé. " On a un pirate dans la région, rigole Paul  . Tout le monde le connaît, mais il faut le prendre en flagrant délit. Il vient toujours rôder lorsqu'on travaille sur un placer, et il faut faire fissa dès que le coin est riche "placer trouvé, placer pillé" Et notre pirate n'a pas de sablière, mais il a une moquette. Or il existe dans l'Ariège une orpailleuse semi-professionnelle (elles sont étonnamment rares dans le métier) qui avait la bonne fortune de s'être fait accepter par le

propriétaire d'une sablière. Elle avouait modestement, et pour ne pas humilier les concurrents, 30 grammes d'or par mois. Parfois plus, parfois moins. " Mais un jour le pirate est allé voir le propriétaire en lui annonçant que la demoiselle était fatiguée, qu'il prenait la place, raconte Paul, et qu'il verserait aimablement ~une petite somme par mois au propriétaire pour sa peine. Le patron l'a viré. Alors il a dit la même chose au fils du patron, qui a accepté et viré la fille. Mais quand son père s'en est aperçu, il a viré tout le monde. Bonjour le gâchis. "

Les requins sont heureusement encore rares. En revanche, tout prospecteur qui se respecte égare volontiers ses concurrents dans des statistiques douteuses et des filons fantômes. C'est de bonne guerre. Les orpailleurs sont une centaine en France à travailler à temps plus ou moins complet, ils produisent près de 100 kilos d'or par an, soit 5 % de la production française, qui vient surtout de deux mines du Limousin.

Mais les amateurs affluent, avec leur seule bonne volonté ou de grosses poêles à frire qui détectent facilement, c'est vrai, les pièces de monnaie ou les bijoux égarés sur les plages, mais, du côté des rivières, c'est une autre paire de manches.

Paul, lui rêve de Brésil et potasse ses dossiers. " Faire fortune, c'est pas l'important, le plaisir, c'est d'en trouver, tout seul. On peut vivre de l'or, en France. En travaillant dur, en faisant des bijoux. Moi, je crois qu'il y en a pour tout le monde. " La .preuve, les trois stagiaires ont ramassé en trois jours deux grammes d'or en paillettes. De si jolis petits éclats de soleil, qui luisent doucement dans une petite bouteille. C'est quelque chose qu'il faut avoir vu une fois dans sa vie. Et le soir venu, les orpailleurs satisfaits et rompus grillent une cigarette sous les étoiles, en rêvant de trésors perdus et de tout l'or du Pérou.

Frank Johannès
     
Association Oriège, à Castillon (Ariège).
Contact : Paul Peyriller à Paris  
Stages de six jours, 1200 F (assurances comprises). Équipement de base fourni (pelle, pioche, seau) ; l'orpailleur amateur repart avec son or et une batée,
l'association offre une jolie petite fiole faite maison pour conserver l'or.
Hébergement hôtel et camping près des sites, région superbe et repas à la fortune du pot.
Le Matin - Samedi 4 Octobre 1986